Place au jury | Bédélys Québec

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Place au jury | Bédélys Québec

Le prix Bédélys Québec récompense la meilleure bande dessinée publiée au Québec.

Composé d’un lectorat qui œuvre dans le milieu du livre, ce jury comprend entre autres des bibliothécaires et des libraires, mais aussi des enseignant·e·s et autres professionnel·le·s du livre.

Voici les 5 titres bien de chez nous qui ont su se démarquer du lot, accompagnée des impressions de nos membres du jury.

Aliss

De Patrick Senécal et Jeik Dion, publiée chez Front Froid et Alire

Premier projet de grande envergure de Jeik Dion, Aliss est un gros pavé jeté dans le milieu de la bande dessinée québécoise, pavé qui fera assurément de grandes vagues, car il ne ressemble à rien d’autre qui se fait ici dans le neuvième art. À l’instar de l’auteur du roman qu’il adapte, le bédéiste originaire de Lévis ne verse pas dans la subtilité. Plutôt, il assume le ton provocateur et spectaculaire de l’œuvre source, tout en usant d’un dessin minutieux qui joue fort sur les contrastes et qui fourmille d’inventivité visuelle.

La relecture macabre et contemporaine des livres de Lewis Carroll suit une adolescente, l’Aliss du titre, qui se rebelle contre les règles de la morale et les conventions sociales comme les personnages de Carroll se rebellaient contre la logique. Elle quitte la banlieue pour arriver dans un quartier étrange de Montréal où les codes qui dictent la conduite ne sont pas tout à fait les mêmes. Le lecteur reconnaitra les personnages originaux déformés par le miroir de l’horreur trash : le chat de Cheshire, le chapelier fou, le lapin blanc, la chenille et bien d’autres apparaissent sous la forme de délinquants, dealers, drogués, sadiques et proxénètes dans un univers tout aussi déstabilisant que celui du pays des merveilles, mais beaucoup plus sanglant.

Bouée,

De Catherine Lepage, publiée chez La Pastèque

Après avoir touché plusieurs lectrices et lecteurs avec sa magnifique bande dessinée Zoothérapie qui représentait des sentiments (stress, anxiété, dépression) avec justesse dans un ballet image/texte, Catherine Lepage nous revient avec Bouées : dérives identitaires, amours imaginaires & détours capillaires. Un livre autobiographique qui raconte la quête identitaire d’une jeune femme par le biais de son choix de coiffure.

Cette association surprenante est aussi très efficace. Au rythme de ses nouvelles rencontres, les cheveux du personnage de Catherine se métamorphoseront selon les styles que la jeune protagoniste souhaite adopter pour plaire à ses fantasmes (ses bouées).

De la coupe garçonne, à la permanente, en passant par le chignon et les cheveux courts, Catherine voudra plaire sans réellement comprendre qui elle est. Elle s’accrochera à quelque chose d’extérieur plutôt que d’affronter sa propre vulnérabilité.

Le jury a été ébloui par les couleurs flamboyantes du livre en bichromie rose fluo et turquoise qui attirent l’œil et créent un dynamisme dans l’image tout en campant de manière convaincante l’adolescence du personnage dans les années 1982 à 1994.

Les cheveux, vedettes de ce livre, sont si minutieusement reproduits qu’ils semblent animés d’une vie propre. Ils ancrent à la fois dans le réel par leur texture soyeuse tout en attribuant un caractère distinct aux personnes et aux groupes auxquels voudrait bien s’identifier Catherine. Les répliques courtes et toujours justes animent des situations dans lesquelles plusieurs personnes reconnaîtront leur propre dépendance au regard de l’autre, ce qui arrive souvent à l’adolescence.

Casa Rodéo

De Thom, publiée chez Pow Pow

Après une première œuvre éclatée, Thom renoue avec les personnages qui lui sont chers et met en scène un drôle de lapin, Caropin, et ses acolytes dans une histoire sans-parole abracadabrante : Casa Rodeo

Malgré l’absence de texte, le lecteur pénètre sans effort dans l’univers fantasmagorique de Casa Rodeo car Thom invente une langue universelle qui passe par son trait de crayon. 

Le dessin de l’auteur montre l’expressivité du regard des personnages et traduit leurs émotions Les sentiments de colère, de frustration, d’amour et d’amitié se manifestent chez le lecteur. Les phylactères sans paroles et les onomatopées sont les catalyseurs de cette dynamique efficace qui rendent les phrases inutiles.

La bande dessinée se déroule dans un décor surréaliste qui surprend le lecteur par son originalité. Le juste emploi du noir et du blanc qui souligne l’importance des scènes, ainsi que le mouvement qui se dégage à chaque case, contribuent à la fluidité et au plaisir de la lecture. 

Casa Rodeo est une aventure allégorique qui mélange l’humour absurde et le comique de situation. Chaque case contient des détails subtils qui les bonifient.

Tout en restant cohérent, le récit de Thom transporte le lecteur dans des mondes imaginaires variés qui campent à tour de rôle l’odyssée de chaque personnage. Ainsi, suivre la quête du héros lapin et de ses amis fait voyager le lecteur dans une aventure où se côtoient expériences scientifiques, magie noire, Ulysse et le cheval de Troie.

C’est comme ça que je disparais,

De Mirion Malle, publiée chez Pow Pow 

Sur une case au fond blanc, une silhouette noire, celle de Clara, captive le lecteur. Elle semble presque surnaturelle, fantomatique: « Peut-être mourir, c’est pas si pire ». L’espace d’un bref instant, on a l’impression de basculer, de toucher l’abîme. Une incompatibilité se dessine entre elle et sa thérapeute. La communication ne passe pas. C’est sur cette scène que s’ouvre C’est comme ça que je disparais de Mirion Malle. À mesure que l’histoire progresse, on perçoit la difficulté de la protagoniste à jongler entre son travail, ses projets d’artistes, ses amies. Clara ne va pas bien, mais on ne devrait pas s’inquiéter. Du moins, c’est ce qu’elle dit. Elle aborde avec détachement ses états d’âme, les douleurs qui la traversent, le vide qui l’habite souvent. Clara a le contrôle de sa souffrance, elle la connaît bien. Pourtant, tranquillement, elle est absorbée par celle-ci. L’angoisse la saisit de plus en plus souvent. La communication est difficile, grinçante. Il y a toujours une distance avec les gens, et cet écart se creuse. Clara ne s’appartient plus, mais cela fait longtemps de ça.

Cependant, ce qui a marqué le jury dans C’est comme ça que je disparais c’est qu’il ne s’agit pas seulement du récit d’un effacement, mais aussi d’un récit sur la communication, sur les absurdités auxquelles on se heurte au quotidien quand on a mal et qu’on essaie de l’exprimer aux gens, sur l’espoir qu’on finira par dépasser la souffrance qui nous habite. On y montre que tout le monde ne réagit pas de la même façon devant la souffrance des autres, mais que le mieux reste toujours d’être dans la compassion et l’écoute.

Temps libre

De Mélanie Leclerc, publiée Mécanique Générale

Avec Temps libre, Mélanie Leclerc nous offre une magnifique réflexion sur les rêves qui ne se concrétisent pas toujours et l’équilibre parfois difficile à trouver entre la famille, le travail, les loisirs, les projets.

Dans cette bande dessinée autofictionnelle, Mélanie, mère de trois enfants et commis à temps partiel à la bibliothèque de son quartier, travaille sur un film documentaire expérimental à propos de sa marraine atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle peine à trouver le temps et les moyens pour poursuivre ce projet qui lui tient à cœur et se questionne sur le réalisme du rêve qu’elle caresse depuis longtemps, celui de réaliser un film. Elle réfléchit alors à la limite qui existe entre le rêve qui insuffle de l’énergie pour vivre et le rêve qui écrase et rend anxieux. Cette réflexion, le personnage de Mélanie la mène aussi à travers ses discussions avec ses proches, ses amis, ses collègues de travail qui ont tous des rêves et des projets parfois concrétisés, parfois non, parfois en attente, parfois brisés trop tôt.

Vaut-il mieux parfois abandonner un rêve ? À cette question, pas de réponse imposée. Sans confrontation, nous sommes amenés à accompagner le personnage dans sa quête et à nous questionner sur nos propres rêves. L’émotion est au rendez-vous !

Tout cela est mis en scène à travers l’utilisation de divers procédés visuels que l’autrice manie avec une grande dextérité : vues de haut, jeux avec la pellicule de film, disposition variée des cases dans la planche. Notons aussi que les traits des personnages, dessinés avec simplicité, sont toujours très expressifs et évocateurs.


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